C’est un métier çà, recruteur ?

Dans le monde du jeu vidéo, on appelle ça un post-mortem: le récit du processus de fabrication d’un jeu, après sa sortie. La démarche permet de se pencher sur ce qui a été fait. Parfois au point d’en tirer des enseignements, souvent juste pour vider son sac. Comme ici, mais avec un recrutement, en partie fait par un non-recruteur.

Spoiler: on a une winneuse

De source sûre (à savoir la personne concernée), la nouvelle recrue s’éclate. Pendant l’entretien, elle s’est révélée pétillante, dynamique, peut-être un brin trop électrique mais clairement faite pour ce job dans cette boîte.

L’équipe qui l’accueille se montre hyper dispo pour l’intégrer au mieux.

Elle est ravie, eux aussi, nous aussi. On ne va pas se mentir: ça fait plaisir.

Ça commence par là

— Ça te dirait d’être au chômage?
— Bah non.
— Super. Alors va recruter une chargée de comm’ avec Carole.

On dira ce qu’on voudra: la menace, ça marche.

Ainsi démarre cette aventure: contribuer (humblement, hein, on se détend) au recrutement d’un•e chargé•e de comm’ web, c’est-à-dire une personne qui fera une partie de ton job, mais dans une autre boîte.

Ladite boîte cherche «quelqu’un», selon ses propres termes. Une personnalité plus qu’un pedigree. Ce «quelqu’un» va servir de guide tout au long du processus, de l’annonce à la présentation de candidat•e•s. ??‍♂️

Les mots pour le dire

Ce qui est normalement fait avec rapidité et justesse par tes petit•e•s camarades te prend un temps que la décence t’oblige à taire: l’annonce. Et la demande qu’elle exprime: merci de bien vouloir faire quelque chose (dans le sens de produire). Il s’agit d’ouvrir les vannes. D’inviter plutôt que de filtrer.

Tout ça pour une chargée de comm’? Inutile: tu secoues un cocotier, il tombe deux cents CV.

Certes. Mais pour trouver «quelqu’un», le cocotier n’est peut-être pas l’endroit idéal.

Le yo-yo

Avertissement de circonstance: misanthrope, intolérant, « dans le spectre de l’autisme » selon une thérapeute diplômée (à 80€ la séance, tout de même)… En bref: un pur produit de notre société occidentale. L’auteur de ces lignes, en quelques mots. Et le préambule idéal pour comprendre les commentaires qui suivent.

Page web, vidéo, texte, enregistrement audio… «Quelqu’un» doit donc faire quelque chose, ce qu’il ou elle veut, tant que c’est une proposition originale. Par originale, comprendre: réalisée pour l’occasion.

À mesure que lesdites propositions tombent, c’est le yo-yo dans ta caboche. Tu tolères le manque de qualité d’exécution si le dispositif est bien trouvé; tu déplores les platitudes dans une production pourtant bien fichue; tu loues les verves, au langage soutenu comme à l’oralité assumée, dans les torchons maladroits comme dans les propales léchées.

Bref. Beaucoup manient InDesign et consorts, moins se risquent à manier leur plume, rares sont celles et ceux qui font un killer combo.

Dans la palette, on sélectionne les propositions tenant la route. Carole contacte leurs auteurs•trices. En chemin, on se mange les premières déceptions. Comme par exemple celui qui décline avant même d’avancer, cause autre proposition alléchante confirmée entre temps. Dommage, il sentait bon celui-là. C’était «quelqu’un». Peut-être.

Doudou post-it

Tu as deux questions – deux –, validées par Carole, griffonnées sur un post-it, que tu poses à chaque candidat•e, pour essayer de déceler leur degré de curiosité. Tu trimballes ce papelard écorné pendant des semaines comme un doudou. Pour le reste, tu essayes d’être aussi silencieux et attentif que possible. Tu foires le plus souvent.

À chaque sortie d’entretien, tu pourris tout le monde dans l’équipe pour vider ton sac. TOUT LE MONDE. Parce que chaque rencontre, au choix:

  • te renvoie à ta propre incompétence (le syndrome de l’imposteur n’est jamais très loin);
  • te tord le bide de douleur quand tu es confronté à un encéphalogramme plat.

Ce contact régulier et forcé avec des congénères est éreintant. Mais instructif. Il y a celle venant d’un autre monde, dont tu ne comprends qu’un mot sur quatre (pas sûr qu’elle ait conscience de la vacuité des trois autres mots); il y a ta chouchoute, avec ce délicieux mélange d’intuition et d’intelligence émotionnelle, qui rétro-pédalera d’elle-même quelques jours plus tard; il y a le cérébral, à la plume de qualité mais un peu vert; il y a la reconvertie, qui attend quelque chose qu’elle-même ne semble pas encline à proposer; il y a «le vendeur FNAC», qui connait huit cents réfs d’accus rechargeables mais qui n’est pas fichu de te filer un paquet de piles à 5 balles pour ta souris sans fil…

Paroles, paroles

L’enchaînement des rencontres te fait perdre le sens de la parole. Après chaque entretien, ton discours se réduit à des bégaiements et à des borborygmes. Discours est un bien grand mot, finalement.

Dans ces moments-là, un•e professionnel•le du recrutement est utile à 2000% minimum (comme Carole, ou tes autres collègues qui te tiennent poliment le crachoir). Non, pas seulement pour tenir ledit crachoir. Aussi pour te permettre de retrouver l’usage de la parole. En effet, un recruteur ou une recruteuse rationalise. Il ou elle a:

  • une demande (recruter «quelqu’un»);
  • un descriptif de poste avec les missions confiées;
  • une bonne connaissance de la boîte et du contexte (hiérarchie, équipe, rampe de pompier pour descendre au rez-de-chaussée, piscine à balles, etc.);
  • des outils et compétences pour évaluer les gens. Oui, évaluer, qui n’a rien à voir avec juger. Tu as l’impression qu’on juge bien trop souvent – toi le premier —, pensant évaluer. Peut-être ce comportement accentue-t-il la défiance ou la fragilité de la personne évaluée jugée.

Toi, dans ta fragile position de pseudo-recruteur d’un temps, tu te prends tout dans les gencives. Ta condition de simple quidam, bourré de travers et de mépris que tu prends pour des signes d’intelligence ou de personnalité affirmée, te remonte brutalement au nez. Et ça pique.

Conclusion? Recruter est un métier.